Les animaux malades de la peste et le bouc-émissaire

Publié le par Sylvain Altazin (Dionys)





Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom),
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n’en voyait point d’occupés
À chercher le soutien d’une mourante vie ;
Nul mets n’excitait leur envie,
Ni loups ni renards n’épiaient
La douce et l’innocente proie ;
Les tourterelles se fuyaient  :
Plus d’amour, partant plus de joie.
Le lion tint conseil, et dit: « Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents
On fait de pareils dévouements :
Ne nous flattons donc point, voyons sans indulgence
L’état de notre conscience
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J’ai dévoré force moutons.
Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense ;
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le berger.
Je me dévouerai donc, s’il le faut : mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi :
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse.
─ Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Eh bien ! manger moutons, canaille, sotte espèce.
Est-ce un péché ? Non, non : vous leur fîtes, Seigneur,
En les croquant, beaucoup d’honneur ;
Et quant au berger, l’on peut dire
Qu’il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire. »
Ainsi dit le renard ; et flatteurs d’applaudir.
On n’osa trop approfondir
Du tigre, ni de l’ours, ni des autres puissances
Les moins pardonnables offenses :
Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L’âne vint à son tour, et dit : « J’ai souvenance
Qu’en un pré de moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net. »
À ces mots on cria haro sur le baudet.
Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Jean de La Fontaine, Fable II, Livre VII.



The Animals Stricken with The Plague

A sickness that sows frightful seeds,
Sickness that heaven's anger framed
To be fit punishment for earth's immense misdeeds:
The plague (for evils must at last be named),
With power in one day to flood deep Acheron,
Now struck the animals full force.
And though not all would die, all will to live was gone—
When death is nigh, why struggle to delay its course?
The usual snarling over morsels ceased,
The foxes and the wolves no longer chased
The innocent and curly-fleeced,
The turtle doves flew off in mutual distaste:
If love is gone, joy is erased.
At last the Lion called a meeting. "My dear friends,"
He said, "I think these trials show that heaven intends
To tell us that our sins have made us all accursed.
So let us find the one of us whose crimes are worst
To draw the lightning on his head alone
And, hopefully, at one stroke atone
For all. For history teaches that in times of crisis
One often makes these sacrifices.
So search your consciences, look deep inside,
Reveal the ugly thing you always thought to hide.
Hold nothing back, wipe clean the slate:
A public confession is good for the state!
My awful appetite, for example, has made me prey
To gluttony. I've eaten flocks of sheep. Had they
Harmed me at all? No, not in any way.
So that was wrong, of course. But wait—
There is more. I must admit that sometimes it occurred
That, inadvertently, besides the sheep, I also ate
The shepherd.
So I will be your victim—if that proves necessary.
But each must first confess as honestly as I,
For in the name of Justice, the guiltiest must die."
"Oh, Sire," said the Fox, "We have the best of kings,
Whose scruples show his noble soul. But, I ask, why
Is eating mutton a sin? Those low, retarded things
Were honored when you ate them. And, I observe,
Those shepherds got what such imperialists deserve,
The human race, exploiters all." To huge applause,
The Fox sat down. Nor did one soul dare criticize
The Tiger or the Bear or such high-ranking jaws
As having broken even the tiniest, little laws.
And the ferocious mastiffs were just friendly guys
Who'd never bitten a soul, without good cause.
It came the Ass's turn. "I recollect," he said,
"That once in spring I crossed a field
Of grass so sweet and tender I commenced to yield
To devilish desires that popped into my head
And took a bite broad as my tongue of that good hay.
I had no right. My conscience warned me to say nay!"
At that, the assembly shouted, "Shame upon the Ass!"
And then a Wolf, a preacher of the saintly class,
Declaimed that nothing less sufficed
Than that this curséd beast posthaste be sacrificed,
This scabby, scurvy object, source of these bad events.
His minor tort became a capital offense.
How gross a crime it was to eat another's grass!
No penalty short of death could pay
For such a sin—and that is just what came to pass
Without appreciable delay.
Depending on your social height,
The law will see your crime as black—or else as white.


Parfait exemple du bouc-émissaire. « La violence inassouvie cherche et finit toujours par trouver une victime de rechange. [...] chacun s’efforce de se débarrasser du fardeau collectif sur le dos de son frère ennemi. »[1]


[1] René Girard, La Violence et le Sacré, Grasset


Publié dans ARTS ET LITTERATURE

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article