critique d'Existenz (David Cronenberg)

Publié le par romuald


Introduction

 

 

 

Véritable carrefour référentiel où la littérature de science fiction y côtoie la filmographie de David Cronenberg, Existenz met en exergue certains enjeux liés à la réalité virtuelle et aux biotechnologies. Les nombreuses mises en abyme et retournements de situation ainsi que le refus de tout discours idéologique offrent une pluralité d’interprétation possibles. Loin de prétendre à l’exhaustivité, nous allons interroger le film à l’aune des trois notions qui composent l’intitulé du DEA, à savoir la technologie, la communication et le pouvoir.

  

 

I/ (BIO)TECHNOLOGIES

 



Existenz s’inscrit dans la thématique informatique et vidéoludique embrassée par le cinéma, de Tron à la trilogie des frères Wachowski en passant par Ghost in the shell. L’œuvre de Cronenberg se distingue cependant par le désaveu de l'explosion d'effets spéciaux[1]. L’époque à laquelle se déroule l’action est difficilement repérable. Il s’agit exclusivement d’un environnement champêtre et forestier[2] dans lequel les indices techniques attendus sont absents : pas de montre, pas de téléphone portable à l’exception du « pinkphone » - plus proche de la pâte à modeler que du mobile et qu’Allegra s’empresse de jeter par la fenêtre - et surtout… pas d’écran ! Le mot « video » n’est d’ailleurs jamais prononcé. Et pour cause, le « meta-flesh gamepod », faisant office de joypad, est un « animal (…) issu d’un œuf d’amphibien bourré d’ADN de synthèse ». Et à la question de Ted : « où sont les piles ? », Allegra répond qu’il s’agit du corps, du métabolisme, des nerfs de la personne sur laquelle est branché le pod. Grâce à un « ombicâble » (sorte de cordon ombilicale[3]), reliant l’animal-machine au système nerveux du joueur, par le biais d’un « bioport » (explicitement comparé à un deuxième « asshole »), le jeu est chargé à l’intérieur de la personne. La technologie du pod se veut de ce fait atechnologique. La meilleur technologie étant celle qui ne se voit pas et se confond avec la réalité du corps, siège de la perception, grâce auquel le monde, quel qu'il soit, existe. Objet sacré[4] et fétiche sexuel[5] en même temps, le pod cultive les deux propriétés de produit industriel[6a] et de chair animée.

 

 

II/ COMMUNICATION BIOTECHNOLOGIQUE ET VIRALE 

 

 

"En tant que machine, le pod remplit la fonction dévolue à la technique informatique : faire lien entre la perception du joueur et la réalité virtuelle. En tant qu'animal, il fait de ce lien entre le corps et le virtuel une relation vivante : la réalité virtuelle devient un milieu vivant, un monde de phénomènes où le joueur peut se déplacer et agir."[6b] Dès lors le triptyque communicationnel classique émetteur / canal / récepteur s’en trouve altéré dans la mesure où le corps - étant la source d’énergie du pod qui lui même est la source d’énergie du jeu - devient en quelque sorte émetteur-récepteur ; personne-personnage ; corps-machine. Ted, notamment, dans la « trout farm », effectue l'expérience d'être identique à soi-même et simultanément autre que soi-même[7]. De même, c’est un simple champ contre-champ qui nous fait basculer du réel au virtuel, comme si ce dernier était à porté de main, comme si d’ailleurs il n’y avait de réalité que virtuelle. D’où le rebondissement de la dernière séquence nous apprenant que tout ce qui précède n’était qu’un jeu intitulé transCendanZ. D’où l’ultime incertitude à la toute fin du film : « Are we still in the game ? » D’où l’espèce de « boucle tautistique » [8] dans laquelle cette communication biotechnologique, réticulaire[9] et virale[10] confine les joueurs.  

 

 

III/ POUVOIR (DU FANATISME DE LA REALITE AU MERCANTILISME DU VIRTUEL)

 

Les joueurs sont avant tout adversaires. Cette dimension conflictuelle d’Existenz rappelle le contexte qui a poussé le cinéaste à écrire son scénario, à savoir la fatwa[11] dont a fait objet l'écrivain Salman Rushdie et le pouvoir subversif qu’avait eu sa création-créature. Porteur de ces stigmates le nœud diégétique peut en effet se résumer par l’opposition entre partisans de la Réalité et partisans du virtuel. Mais loin de prendre parti pour l’un des deux camps, Cronenberg nous montre la convergence de ces deux systèmes qui, poussés à leur paroxysme peuvent être totalitaires. D’une part, le Virtuel est dominé par la dévotion et l’addiction[12] des joueurs pour « the game pod goddess herself »[13]. Ce côté quelque peu sectaire[14] se double d’une finalité mercantile.[15] Même si, aux dires du présentateur, utilisateurs-acheteurs et promoteurs-vendeurs forment un soit-disante « team », il s’agit, avant tout, pour les joueurs de tester la valeur économique des produits. D’autre part on trouve une forme de fanatisme religieux qui sacralise la réalité une et inviolable, mis en danger par eXistenZ, un jeu virtuel forcément transgressif car, désireux de substituer l’eXistenZ à l’existence, la transCendanZ à la transcendance divine[16], l’image à la chose. Le ton biblique de la fin du film tombe à point nommé : celui qui a si parfaitement contrefait la réalité ne mérite-t-il pas de mourir ?

 

 

 

Conclusion
 

 

 

Dans ce monde décrit par David Cronenberg, dans lequel « plus personne ne skie physiquement » et où l’« avatar », le « second self » joue, en sollicitant tous les sens, à exister, remplaçant peu à peu l’identité première, j’ai cru y voir ce que Baudrillard appelle la « Réalité Intégrale », soit le clonage quasi parfait et instantané de la Réalité. Mais le même auteur nous met en garde contre un discours visant à dresser contre cette dérive la nostalgie en système idéologique et politique. C’est dans cet entre que se situe, ce me semble, Existenz.

 

 

 



[1] "Par une distanciation toute empreinte d’ironie, l’effet spécial est souvent utilisé dans le but d’être vu, renforçant son caractère chimérique." Louvet, J.-B. Jeu et cinéma dans Existenz de David Cronenberg (Mémoire de maîtrise sous la direction de C. Tesson, Université Paris 3 études cinématographiques et audiovisuelles) Par exemple : le « this is not a bug » d’Allegra, devant l’insecte bicéphale, évoquant le « ceci n’est pas une pipe » de Magritte et jouant sur la double signification du mot « bug » (insecte / terme informatique) ; ou encore le paysage hitchcockien tourné en studio derrière la voiture.

[2] Contrairement aux films d’anticipation et de science fiction qui ont (presque) toujours pour cadre l’urbanité, c’est à dire le lieu où s’exhibe la technologie.

[3] Présence du champ lexical de l’accouchement : le pod comparé à un « bébé » et dont Allegra prétend qu’il est « vulnérable » ; le mot « péridurale » dit par Gas au moment où il opère Ted.

[4] Nous reviendrons sur la dimension religieuse ultérieurement.

[5] Pas de technologie chez Cronenberg sans la symbiose Ethos et Thanatos. Dans Existenz, le minipod suscite la libido, doigt et langue pénètrent le bioport, etc. En outre le pod fonctionne comme un fétiche, à l’image de l’Internet pour les technologies de communication (selon P. Breton et L. Sfez), telle la partie pour le tout.

[6a] « Le caractère fétiche de la marchandise », selon Marx.

[6b] Louvet, J.-B. Jeu et cinéma dans Existenz de David Cronenberg (Mémoire de maîtrise sous la direction de C. Tesson, Université Paris 3 études cinématographiques et audiovisuelles)

[7] "Expérience dont toutes les déformations et mutations des personnages cronenbergiens antérieurs n'étaient que la métaphore."Louvet, J.-B. Jeu et cinéma dans Existenz de David Cronenberg (Mémoire de maîtrise sous la direction de C. Tesson, Université Paris 3 études cinématographiques et audiovisuelles)

[8] Les fameuses « mises en boucle » de D’Arcy Nader, les radotages de Yevgeny Nourish, les « pulsions de jeu » auxquelles Ted ne peut résister, la perte de la notion de temps (la partie de transCendanZ n’aura duré que 20 minutes) et Allegra elle-même, décrite comme une espèce d’otaku sociopathe, totalement drogué au virtuel, ne connaissant que des « game people » et dont l’unique sujet de conversation, durant la quasi totalité du film, est son jeu. Enfin, à l’image de la dernière séquence, les réunions de joueurs tiennent en lieu et place des « group therapy ».

[9] Les joueurs sont connectés entre eux, mais le maître ou la maîtresse du jeu décide du moment où le jeu commence. Pour information, en 2004, déjà un quart des 500 millions de joueurs de jeux vidéo ont joué en ligne. Une enquête réalisée en octobre 2003 auprès de 1200 joueurs, âgés de 18 à 35 ans, à travers 8 pays européens montre que 44% des joueurs européens préfèrent jouer entre amis ; 13% tissent des amitiés via la pratique du jeu vidéo ; 10 % des femmes européennes et 11% des 18/24 ans déclarant avoir déjà vécu une relation amoureuse grâce aux jeux vidéo. Le cadre du jeu apparaît désormais de plus en plus, avec la multiplication des chats et forums, comme un alibi à la rencontre.

[10] Pratiquement tous les films de Cronenberg peuvent être vus comme la propagation, plus ou moins métaphorique, d’un virus. Ici Ted et Allegra contaminent, infectent le jeu par leur esprit « anti-jeu » et leurs arrières pensées qui prendront forme à la fin. Ce que semble corroborer le leitmotiv du « desease pod » et l’arme fait de chair et d’os (symbole paroxystique de la dérive biotechnologique) ramené par le chien du serveur, puis de D’Arcy Nader, puis de Kiri Vinokur, jusqu’au chien de Ted et Allegra transportant les armes qui vont être utilisées pour tuer les deux concepteurs.

[11] "En 1989, une fatwa est lancée par Iman Khomeiny et le clergé musulman chiite intégriste, condamnant l’écrivain à mort pour blasphème dans son roman les Versets sataniques, l'obligeant à vivre caché sous protection policière." Louvet, J.-B. Jeu et cinéma dans Existenz de David Cronenberg (Mémoire de maîtrise sous la direction de C. Tesson, Université Paris 3 études cinématographiques et audiovisuelles) Le mot « fatwa » est prononcé dans le film.

[12]  « Tu es accro », dit Allegra à Ted qui tente en vain de résister à une « pulsions de jeu ».

[13] Lors de son speech, Allegra se situe au centre de la scène, son corps cache en partie un vitrail. Au dessus d’elle, en plus d’une voûte, trois lumières disposés en triangle (Trinité ?). Derrière elle, 13 sièges vides sont positionnées en arc de cercle. (Cène ?) Les regards du public sont rivés sur elle, les démonstrations de joie abondent (le nom même d’Allegra peut faire songer à la joie). A la Gas station, Gas s’agenouille devant son idole. A la question de Ted : « où sont nos vrais corps », Allegra répond : ils sont en méditation. Et c’est au cri de « death to the demon(ess) » que les fanatiques de la Réalité tentent d’abattre la conceptrice virtuelle ou abattent le concepteur réel.

 

[14] En remplaçant la première lettre du mot « pod » par un « g », on obtient le mot « God ».Le troisième jeu cité pendant le film s’intitule d’ailleurs ArtGod, le principe consistant tout simplement à être Dieu. Gas avoue avoir été libéré par ce jeu. L’endoctrinement n’est jamais loin. Tu es dans une cage, dit Allegra à Ted, libère-toi. Ou encore « Certaines choses doivent être dites pour faire avancer le jeu, ne résiste pas ». Et enfin l’idée que nos identités sont programmés ou chargés revient à trois reprises.

[15] La bataille économiques entre firmes (Cortical systematics vs Antena Research) se fait à grand coup d’espionage, de complot et d’assassinat. On apprend que le coût d’eXistenZ se chiffre à plusieurs millions (on ne connaît pas la monnaie) et la représentante de Pilgrimage, à la fin du film, est heureuse d’annoncer aux participants de transCendanZ qu’ils pourront acheter le jeu à des prix imbattables. Pour information, le marché mondial des jeux vidéo est estimé en 2004 à environ 24 milliards d’euros et devrait dépasser la barre des 40 milliards d’ici 2008. Ce qui le place depuis plusieurs années devant l’industrie cinématographique.

[16] La scène d’ouverture et de fermeture se déroulent dans une chapelle.

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Publié dans CINEMATOGRAPHE

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V
Un film époustouflant aux dimensions politiques et philosophiques fortes et où se mêle tout l'univers cronenbergien, burroughsien et baudrillardien. trop méconnu mais qui deviendra, j'en suis sûr, un film culte d'ici quelques années.
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R
Il est satisfaisant de voir d'autres moi en détresse dans ce monde glauque et perfide mu par la déraison.
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